Dead Internet Theory : les IA remplacent les créateurs humains

Le concept de la « Dead Internet Theory » émerge dans un contexte où les réseaux sociaux sont saturés de contenus générés par des IA, soulevant des questions sur l’avenir d’Internet. D’après ses défenseurs, presque tout ce que l’on trouve en ligne ne serait en réalité que du contenu généré automatiquement par des bots et des IA afin de nous manipuler. Bon, une théorie du complot parmi tant d’autre nous direz-vous ?

La Dead Internet Theory va cependant au-delà des hypothèses farfelues. Elle se traduit concrètement par la prolifération de contenus non humain sur les réseaux sociaux et, avec l’explosion des IA génératives, elle paraît de moins en moins théorique.

| Ces vidéos dont personne ne veut et que personne ne crée

Thibaut Giraud aka Monsieur Phi, l’un des philosophes les plus appréciés d’internet, a récemment publié une vidéo intitulée : « La sagesse selon YouTube : plongée dans un océan de contenu généré par IA ». Son choix d’un décor quelque peu Halloweenesque n’est en rien anodin puisque ce qu’il y révèle est pour le moins effrayant : sur YouTube, certains espaces existent désormais (presque) sans humains.

Le vidéaste et enseignant s’intéressait au départ à la récupération du Stoïcisme. Etrangement, l’école de philosophie athénienne qui, pour en résumer (trop) grossièrement les idées prétend que pour être heureux il faut traiter avec indifférence ce qui est hors de notre contrôle, est très fréquemment mobilisée – à tort plus qu’à raison – par différents groupes masculinistes. Les mascus[1] ? Mais si, vous voyez, ces groupes hétéroclites d’incels, de coachs en séduction, d’influenceurs ou d’entrepreneurs misogynes qui, croyant leur virilité menacée, se rassemblent notamment pour harceler « séduire » des femmes dans la rue.

Très vite, en se documentant sur cette tendance, le youtubeur réalise que l’immense majorité de ces vidéos – et par immense, l’on entend presque toutes – sont désormais produites exclusivement par des IA. Du texte, plagié ou généré par un Large Language Model, à la voix de synthèse excessivement grave et lente, en passant par les musiques, les vidéos d’illustration et même la vignette.

Si vous voulez voir à quoi ça ressemble, tapez stoicism sur Youtube et choisissez l’une des dizaines de milliers de chaine nommée en référence au terme grecque. Ne vous embêtez pas à choisir, les vidéos sont toutes pratiquement les mêmes. Derrière les mêmes titres, répétés et déclinés à outrance, des messages creux. Un enchaînement de textes vides de sens, ni mauvais ni bons mais, étant rédigés par des LLM, simplement ennuyants (pour rester polis). Les mises en scènes, voix et musiques épiques dissimulent très mal l’absence totale de fond et de réflexion ce qui est, pour du contenu prétendument philosophique, pour le moins dommage.

| Comment faire du contenu sans contenu ?

Alors vous vous demandez sans doute comment faire des vidéos sans faire de vidéos et surtout… pourquoi le stoïcisme ? Encore une fois pour plus de détails, allez regarder le travail très fouillé de Monsieur Phi (et au passage ses autres vidéos sur les LLM, on est sûr que ça intéressera certains et certaines d’entre vous).

Pour faire une bonne mauvaise vidéo, tout commence par le choix du sujet. Pour cela, on n’interroge pas ses passions mais les tendances YouTube à la recherche d’un sujet de niche qui semble avoir trouvé son audience. Ce n’est plus la peine de vous documenter sur un sujet, de chercher des sources, de les comparer, d’écrire, de raturer, ni même à vrai dire de savoir de quoi vous allez parler. Regardez ce qu’on vous recommande : entreprenariat, motivation, spiritualité… en fait, à peu près n’importe quoi du moment que ça a l’air de plaire à quelques viewers.

Une fois votre sujet en main, il ne vous reste plus qu’à écrire un prompt simple et l’envoyer à une IA génératrice de vidéo, quelque chose du type « fais une vidéo qui explique comment séduire une femme en t’appuyant sur le stoïcisme ». Demandez ensuite à Chat GPT de proposer un titre attractif et une caption, puis à Midjourney de créer une vignette avec une statue grecque ou un homme musclé torse nu. Le résultat : une vidéo allant d’une minute à plus d’une heure intitulée par exemple Devenez INOUBLIABLE pour quiconque | LE POUVOIR D’ATTRACTION : STOICISME, ou bien Comment Être Attirant en Silence : 8 Habitudes Socialement Attirantes | STOÏCISME.

Il ne vous reste maintenant plus qu’à spammer les plateformes avec ces contenus sans même vous donner la peine de les visionner et avec l’espoir que l’un d’entre eux, ou l’ensemble, génère suffisamment de vues pour être monétisé.

Si ça vous paraît encore trop compliqué, vous trouverez sans peine des tutoriels – que l’on vous déconseille très fortement – mais qui vous permettront de « générer automatiquement, en cliquant sur un bouton, une vidéo toute faite » et ce avec un objectif, « se faire des thunes, des grosses thunasses »[2].

| Faut-il laisser les IA remplacer les vidéastes ?

Le résultat ? Des vidéos, qui plagient d’autres vidéos qui ont un peu marché puis qui seront ensuite elles-mêmes plagiées presque à l’infini. Des copies de copies où les coquilles s’accumulent et qui viennent peu à peu ensevelir le sujet de base sous des centaines de milliers de vidéos Frankenstein presque indistinguables. En dessous, dans l’espace commentaire, quelques messages sincères malheureux et beaucoup, beaucoup de bots qui vous ramènent vers leurs chaînes. En les suivant, nous avons ainsi pu trouver de nombreux autres espaces artificialisés similaires, plus ou moins grands dont, pêle-mêle : la sagesse de peuples étrangers, les histoires inspirantes bouddhistes, ou Elon Musk (oui, oui, beaucoup de vidéos motivations s’appuyant sur lui pour vous inciter à bosser, bosser et bosser encore).

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le sujet et l’on ne doute pas que les différent.es créateurs et créatrices de contenus, journalistes ou autres amateurs finissent par s’en saisir. Mais en attendant, l’existence de tels espaces sur les réseaux sociaux soulève de nombreuses questions. Les plateformes ne devraient-elles pas détecter et réguler ces contenus ? YouTube pourrait signaler – comme pour les vidéos traitant du Covid, de politique ou de sujets sensibles – qu’elles sont réalisées par des IA. Peut-être aussi pourrait-on a minima les démonétiser pour en décourager la production, voire les interdire ?

Car produire et diffuser ces vidéos n’est pas sans conséquences. Monsieur Phi alerte notamment sur le développement continu de ces IA, qui seront désormais nourries par du contenu généré par des IA, elles-mêmes entraînées par du contenu généré par IA… A terme, on peut légitimement se questionner sur les conséquences d’une production toujours plus effrénée de textes et de vidéos qui peut-être un jour représenteront (ou représentent déjà ?) la majeure partie de ce que l’on trouvera sur Internet.

Et puis, hormis l’appauvrissement et la perversion des sujets traités, il faut s’imaginer l’empreinte écologique monstre de ces fermes à contenus : les ordinateurs utilisés pour produire des vidéos, les serveurs qui les hébergent, l’énergie consommée à les refroidir, l’espace de stockage et la bande passante qu’il accaparent… tout ça pour reproduire de moins en moins bien du contenu qui n’est la plupart du temps presque pas visionné, en espérant en tirer quelques revenus publicitaires.

Alors s’il est encore tôt pour dire qu’internet est mort, est-ce qu’on peut au moins affirmer qu’il est malade ?

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[1] Voir cet excellent documentaire d’Arte

[2] Citation provenant d’un de ces tutoriels dont on ne partage pas le lien pour ne pas vous donner de mauvaises idées 😉